Youtube
YouTube, machine à tubes

Aux Etats-Unis, la plate-forme de vidéos est devenue la première source d'écoute musicale des jeunes, et de nouveaux artistes lui doivent tout. De quoi redistribuer les cartes de l'industrie du disque.

LE MONDE CULTURE ET IDEES | 31.10.2013 à 16h10 • Mis à jour le 02.11.2013 à 19h59 | Par Laurent Carpentier






Le chanteur Psy dans Le chanteur Psy dans "Gangnam Style", clip qui a dépassé le milliard de vues sur YouTube.DR

Lady Gaga, Eminem et Arcade Fire en têtes d'affiche, Jason Schwartzman en présentateur, Spike Jonze à la réalisation, et les millions d'internautes qui se connectent chaque jour sur YouTube comme jury : dimanche 3 novembre, la plate-forme de vidéos, filiale de Google, proposera en direct de New York, en duplex un peu partout dans le monde, les premiers YouTube Music Awards. Branché, décalé et jeune : de quoi casser la baraque des retransmissions mondiales.

« On a compris. Vous aimez la musique », écrit malicieusement Danielle Tiedt, vice-présidente chargée du marketing de YouTube, pour annoncer l'événement. Elle souligne ainsi l'information capitale : aux Etats-Unis, la plate-forme est devenue l'an passé la principale source d'écoute musicale des jeunes. Regarder pour mieux entendre ? Selon une enquête de l'agence Nielsen, 64 % des jeunes Américains écoutent YouTube, 56 % la radio, 53 % iTunes, et seulement 50 % des CD.



CENT HEURES DE VIDÉOS MISES EN LIGNE CHAQUE MINUTE

Un milliard de visiteurs uniques par mois (dont 30 millions en France), six milliards d'heures de vidéos vues chaque mois dans le monde, cent heures de vidéos mises en ligne chaque minute : YouTube est devenue la platine des « DJ domestiques », le lieu de passage obligé pour quiconque cherche à conquérir un public jeune. Vous connaissiez la génération X, née entre 1960 et 1980 ? La génération Y, née entre 1980 et 2000 ? Voici la génération C, comme « connectée, collaborative, créative ». Ces digital natives, comme on les appelle aussi, sont nés grosso modo après 1990, et Internet est leur biotope.

La scène a lieu il y a quelques semaines. Eric Scherer, directeur de la prospective chez France Télévisions, dialogue avec les étudiants de l'Epita, une grande école d'ingénieurs en informatique. Il leur pose une simple question : qui a regardé la télé hier ? Trois mains se lèvent. Qui est allé sur YouTube ou Dailymotion ? Tous dressent le bras. « On n'est pas seulement face à un changement technologique, mais face à un changement sociétal », constate-t-il. En 2020, la génération C devrait représenter 40 % de la population européenne.

Avec elle, c'est tout le paysage de l'industrie musicale qui se transforme. « Traditionnellement, le chemin de la gloire pour un groupe désireux de sortir de sa cave passait par la FM, raconte Pierre Le Ny, manageur du label Gum (Woodkid, The Shoes, etc.). On faisait un single et, s'il marchait en radio, la maison de disques sortait l'album. Le mieux, pour vendre, c'était NRJ, Skyrock et Virgin Radio. Aujourd'hui, si on lance un titre, on le met sur YouTube, Facebook et Twitter. Il se retrouve sur les blogs, puis sur les sites des magazines. Cela marche ou non, mais la porte est ouverte, alors qu'en radio elle pouvait rester longtemps fermée... » Il rit. « En trois ans et demi, je n'ai jamais pu avoir un rendez-vous avec NRJ. »

RECETTES PUBLICITAIRES JUTEUSES

Lancée en 2005, YouTube a été rachetée en 2006 par Google, qui dans la foulée signe des accords avec les quatre majors du disque (Warner, Universal, EMI, Sony), légalisant ainsi de fait l'accès gratuit à la musique sur Internet. Pour financer ce système, la plate-forme adosse des publicités aux clips : environ 50 % des revenus - le chiffre varie en fonction des « partenariats » - lui reviennent, le reste est réparti entre les acteurs du processus de création. Toutes les règles du jeu sont bouleversées.

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La chanteuse Irma, pur produit de YouTube, dans le clip

En 2008, Irma Pany a 20 ans. La jeune Camerounaise étudie à Paris dans un lycée huppé. Pour rigoler, elle met en ligne sur YouTube des petites reprises qu'elle interprète dans sa chambre, en se grimant, avec lunettes de soleil et coupe afro. Les copains aiment, d'autres aussi. Ils réclament des compositions ? Ça tombe bien, elle en a. « C'était une période où je composais beaucoup parce que j'étais en prépa et que je le vivais mal : j'étais coincée dans un monde de cahiers où même dîner me semblait une perte de temps. Et puis un jour, j'ai découvert que quelqu'un, chez YouTube, m'avait mise sur la home page. Cela n'avait rien à voir avec le nombre de vues ou la popularité, c'était juste un mec qui l'avait décidé. Et me voilà en vedette dans 21 pays. C'est là que tout a commencé... »

« TOUT EST ALLÉ SI VITE »

My Major Company, une maison de production basée sur le système du crowdfunding - l'appel aux petits donateurs pour financer un projet -, la repère sur YouTube et l'adopte. Cinq ans et 200 000 disques vendus plus tard, Irma, une grande jeune femme rayonnante, rentre de New York où elle a enregistré son deuxième album. Tout juste diplômée de l'ESCP, une école de commerce cotée, elle souffle : « Tout est allé si vite. »

« YouTube, c'est une mine d'or !, confirme Pierre Le Ny, qui n'imagine plus une stratégie musicale qui fasse abstraction de l'image. Lorsque, encore chez EMI, il s'occupait de la chanteuse Yelle, il avait fait appel à un certain Yoann Lemoine, qui s'est fait connaître mondialement avec ses clips pour Moby ou Katy Perry. Aujourd'hui, devenu son poulain sous le nom de Woodkid, le vidéaste signe en tant que musicien son troisième album The Golden Age, déjà disque d'or.

Pour Pierre Le Ny, le budget d'une sortie d'album : « c'est 40 % pour le son, 40 % pour l'image et seulement 20 % pour le marketing ». « On disait qu'Internet avait tout tué... Mais entre les sites d'abonnés comme Spotify ou Deezer, les sites de ventes qui commencent à croquer le marché, comme iTunes, et YouTube, qui redistribue les gains de la publicité, on commence à compenser la perte qu'on a eue à un moment. » Le premier clip de Woodkid a fait 23 millions de clic en deux ans et demi : « On vit une époque formidable... »

SERVICE PREMIUM SUR ABONNEMENT

« Si on n'avait que YouTube comme source de revenu, on ne s'en sortirait pas, tempère cependant Denis Ladegaillerie, le fondateur de Believe, distributeur de musique en numérique. Ce site doit correspondre à 10 % ou 15 % de nos revenus. Avec le développement de Spotify et de Deezer, cela devrait se stabiliser à 7 %. » Le patron de cette start-up qui, huit ans après sa création, compte 220 salariés répartis dans 21 pays, n'imagine pas un modèle équilibré de financement de la musique fondé sur l'accès gratuit. « D'ailleurs, Google est en train de changer sa stratégie pour aller vers le payant. » Selon le magazine professionnel américain Billboard, YouTube devrait, d'ici la fin de l'année, proposer un service premium sur abonnement et sans publicité pour 10 euros par mois.

Juriste de formation, Denis Ladegaillerie divise le monde de la musique en trois niveaux. Il y a les créateurs (« la partie qui ne changera pas ») ; le « B to B » (business to business), qui s'ouvre en grand à ceux qui, comme lui, distribuent numériquement les biens musicaux ; et enfin les magasins, qui ont changé de visage : iTunes, Spotify, Deezer, Bandcamp ou YouTube ont remplacé les supermarchés du disque.

UN NOUVEAU "MAGASIN"




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